Vues champêtres, parties de campagne, baignades, paysages quiets où des chemins s’enfoncent et invitent le regard et l’imagination à folâtrer : le monde inventé ou retrouvé de Karolina Orzełek tient, de prime abord, d’une Arcadie fauve, où les corps sont libres, la vie légère, absents l’ordinaire et ses tracas. Un monde, aussi, où la couleur partout exulte avec bonheur.
Voyez cette vallée noyée de rousseur, que barre une clôture de bois. Plus haut, la lisière verte et jaune d’une forêt, que surplombe l’à-pic tout lavé d’ombre d’un plateau rocheux couronné de ciel mauve : For George and Lenny (2016), illustre la délicatesse de coloriste de l’artiste, autant que sa sensibilité au paysage. Par sa recomposition du monde aux accents oniriques et mystérieux, l’art de la jeune coloriste s’inscrit dans l’héritage un peu oublié des Nabis et de l’École de Pont-Aven, des Fauves et du versant le plus rural du premier expressionnisme allemand (Blaue Reiter, Die Brücke). Peut-être même sa sensibilité rejoint-elle certains symbolistes, notamment des pays baltes voisins de sa Pologne natale, révélés en France par l’exposition « Âmes sauvages » (Musée d’Orsay, 2018). Et il ne serait sûrement pas faux de la rattacher à une famille plus ample encore de paysagistes coloristes, du Groupe des Sept au Canada au Suisse Ferdinand Hodler, dont la dernière période a une réelle proximité avec son univers propre.
Autre paysage: Purple Horse (2017). Dans une vallée de fantaisie d’un jaune vif rehaussé de touches de vert, serpente un ponton où deux chevaux pourpres se tiennent immobiles. De rares arbres, tronc chétif et dansant, feuillage vert sombre, et quelques buissons violets ponctuent le panorama, que referme au fond une montagne digne d’un ukiyo-e sous un ciel de lichen tacheté de vert anis. Une même atmosphère de repos sans menace traverse l’œuvre de la peintre, comme l’illustre aussi cette cabane lacustre au toit jaune pâle, ceinte d’un bosquet roussi d’automne aux feuillages vert tendre, qui se reflète dans l’étang calme (Golden Hour, 2017).
Ailleurs, elle arrête son regard et ses pinceaux sur un portail branlant, que soutiennent des poteaux pourpres sculptés dans la tradition populaire, chapeautés de petits toits de chaume. Derrière, une pâture enclose, traitée en harmonie de jaunes et de verts, se tient au pied des contreforts d’une basse montagne où persistent les dernières neiges (Sunburnt, 2021). Au premier plan, sur des câbles mollement suspendus, brillent des ampoules en plein jour – indice peut-être d’une fête de village achevée sans qu’on ait pris soin d’éteindre la lumière.
C’est un trait récurrent de la peinture de Karolina Orzełek que cette figuration de l’après. Telle table de pique-nique en bois, telles chaises en désordre autour d’une table de camping, puis des transats, fanions, lanternes, hamac, guirlandes de fête laissent presque toujours deviner un moment de joie qui a précédé. Mais, de ces loisirs populaires et folâtreries de vacances dans les bosquets et rivières, la peintre ne montre que rarement un « pendant ». Ainsi, le récent et très beau Forum (2021) présente, au premier plan, table et bancs en bois de pique-nique dans une clairière ou un parc urbain aux tons chauds de début d’automne... mais pas une âme qui vive à l’entour.
La présence humaine est en effet relativement rare et les personnages alors peints tantôt dans un instant d’intimité et de partage – familial, amoureux –, tantôt dans un certain recueillement. Il y entre aussi parfois de l’insolite – grandes bulles de savon traversant le bosquet dans l’une de ses plus récentes peintures ; tel improbable ponton dont les lattes alternent les couleurs et qui s’enfonce dans la végétation (Hedgerow, 2020). Avec ou sans humains, il se dégage en tout cas, de tel kiosque à orchestre ou tel parc sans visiteur, de roses trémières avachies sous leur poids, des arrière-cours et des sous-bois une impression douce d’irréalité. Troncs, feuilles, étangs, herbes paraissent intangibles, sans réalité ni masse; le sol semble parfois liquide, certains feuillages comme flous. Beaucoup de ces vues et visions évoquent l’hallucination, le souvenir ou le rêve. Ainsi tout semble-t-il sur le point de se dissoudre dans les jeux de lumière et d’ombre et dans les couleurs vives évoquant les filtres de clips de rock des années 1990, les contrastes aigus des négatifs de la photo argentique ou les fondus au noir de vieux films marquant la fin d’une scène. (Il y a quelque chose de photographique ou cinématographique aussi dans le cadrage ou, dans un esprit rappelant Vivian Maier, dans l’attention portée sur des détails insignifiants du quotidien.)
Derrière la jubilation de la couleur, l’impression intriguante de découvrir une scène trop tard. Il semble que le monde devant nous est inaccessible, révolu – fête achevée, commensaux partis en hâte, enfance disparue, oubliée. Est-ce le passé qui se dérobe à notre mémoire et que l’oubli menace? Ou bien est-ce cet étrange sentiment, que connaissent les expatriés et les timides – tous deux comme étrangers aux codes sociaux naturels aux autres –, de se tenir face à un monde tout à la fois bel et bien là, et cependant inatteignable, distant?
Dès lors, l’heureuse douceur des scènes se teinte de mélancolie. Au fond, l’art de Karolina Orzełek consiste à soustraire à l’oubli les beautés éphémères, les souvenirs persistants, à entretenir une mémoire de ces petits riens qui font l’épaisseur d’une vie authentiquement vécue et, du passé entretenu, une réserve ressourcière face à l’adversité de l’existence. Elle peint la vie délivrée de la possession de gadgets, du cancer numérique, de la hâte et de l’obsession imbécile de la « réussite », et des lieux qui portent la trace d’une vie faite de plaisirs simples, de partage, d’amitié – sans naïveté, sans nostalgie.
Car elle est une peintre de l’irréversibilité, d’une présence au monde d’autant inquiète qu’elle repose sur la conscience tragique de la fuite du temps, de notre finitude. Au-delà, peut-être son art exprime-t-il une mélancolie des villes désormais de moins en moins à la mesure de l’homme mais toujours plus soumises aux nécessités de la concurrence et de l’efficacité – et qui engendre son contraire, un rêve de nature, de silence et d’une paix souvent hors de portée.